Je ne parle pas du territoire à peine habité des Sami, de cette finis terrae du nord de l’Europe où l’on peut observer – si l’on a de la chance – les aurores boréales et l’un des plus beaux paysages de la planète. Je n’écris pas sur ces terres que j’ai parcourues pendant plusieurs mois il y a des années, en allant de Kirkenes à Rovaniemi (en Norvège. Almuzara). Je pense à ce territoire intérieur de la Péninsule, qui comprend les contreforts du système ibérique, et dont les sommets pourraient être situés dans les provinces de Soria, au nord, et de Teruel et Saragosse, un peu plus au sud et à l’est. Là-bas, dans ces terres aussi belles que méconnues, la densité d’habitants au kilomètre carré est, en de nombreux endroits, encore plus faible que celle de la Laponie ou de la Sibérie, et le froid hivernal n’a rien à leur envier. Pascal disait : « Tous les problèmes de l’homme viennent du fait qu’il ne sait pas être seul, avec lui-même, en silence, dans une pièce ». Il existe peu d’endroits plus propices, selon le Français, à ne pas se compliquer la vie.
Le silence. S’il est vrai qu’elle est située au sens large dans ce que l’on appelle l’Espagne vide, ceux qui aiment vraiment le silence à l’ère du bruit ne doivent pas nécessairement séjourner chez les moines de Silos pour en faire l’expérience. Il est vrai qu’il existe peu d’endroits comme le cloître du cyprès chanté par Gerardo Diego, pour entrevoir le calme des étoiles ; mais le silence, cette denrée de plus en plus rare, est généreusement disséminé sous ces latitudes ibériques. Les villages sont petits, confinés, d’une population rare et décroissante, avec un trafic quasi inexistant. Sur les rives d’un Duero naissant, on n’entend que le balancement des branches dénudées d’un vieil orme, ou les feuilles fanées d’un châtaignier. Parfois, un murmure à peine perceptible fait penser à un renard ou, si l’on laisse libre cours à son imagination, à un loup. Le calme est, dans presque tous les coins, à presque toutes les heures, souverain. Ce dont on ne peut parler, il faut le taire, disait Witttgenstein. Mais nous ne le faisons pas.
C’est l’heure. Une heure n’est pas une heure dans les Hauts Plateaux de Soria, ni dans l’Alcarria ni dans les Merindades. Une heure n’est pas, dans ces territoires, soixante minutes. Une heure, c’est bien plus : un lieu intermédiaire entre un instant et une éternité. Les machines à voler le temps n’existent pas, ou ne sont pas vues, ou ne sont pas si accessibles. Les chances d’être dérangé, perturbé, diminuent de façon exponentielle. Le temps, si nous le voulons, est à nous. Les tentations, les offres, les incitations à le gaspiller sont rares. Nous ne dépendons plus de notre seule volonté. Il y a des forces qui s’unissent pour cela. L’Internet fonctionne de manière succincte. La télévision ne capte que quelques chaînes, et le portable manque parfois de couverture. Mais il y a toujours des livres. Nouveau ou déjà lu. Qui contiennent non seulement du contenu, mais aussi des souvenirs et des notes d’une autre époque. C’est vrai ce qu’on dit en Irlande et ce que dit Heinrich Boll dans son journal irlandais : « Quand Dieu a créé le temps, il en a créé beaucoup ». La vie est longue si on ne la gaspille pas, répétaient les classiques.
Le calme. Je ne sais plus où j’ai entendu dire que le seul endroit où l’on peut être seul et silencieux de nos jours sans être pris pour un fou, c’est sur les bancs d’une église, l’esprit vide, en se laissant porter par ses propres pensées ou, si l’on a de la chance et que l’on y croit, en priant. Il n’y a guère de poches de calme en dehors des espaces sacrés et de sa propre maison. C’est pourquoi certains d’entre nous apprécient tant les territoires de tranquillité qu’ils connaissent : l’intérieur de l’Espagne, cette Espagne vide tant décriée, la Patagonie, les îles Svalbard, l’Antarctique, la Laponie finlandaise et ses interminables forêts de bouleaux. Des lieux pour se retrouver, des endroits où l’on peut marcher pendant des kilomètres dans une solitude totale, sans que rien ne vienne troubler l’ambiance, des horizons de recueillement et de paix.
Coda. Le vrai luxe aujourd’hui, c’est l’espace, l’absence de foule. Je ne le dis pas. 88% de la population espagnole est concentrée sur 29% de la surface. Les 12% résiduels dans les 71% restants. Dans cette Espagne presque vide, les services publics fonctionnent raisonnablement bien, croyez-moi. Castilla-León a obtenu la première place dans le rapport PISA sur l’éducation ; et c’est également dans cette Espagne que l’on enregistre les taux de longévité les plus élevés. Enfin, si l’on frappe à la porte à n’importe quelle heure de la journée, dans n’importe quel village perdu, ce n’est plus le laitier, mais Amazon qui nous apporte une bouteille de Talisker ou un fromage Idiazábal. Le paradis n’est pas si loin.
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